Deux livres m’ont profondément marqué, Du vide et de la création de Michel Cassé et Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien de Vladimir Jankélévitch. J’aimerais qu’ils figurent aux toutes premières places de la bibliothèque virtuelle des Martiens, ceux qui sont encore sur Terre et ceux qui vivront un jour sur « notre » chère Planète-rouge.
Quand l’homme arrivera sur Mars, il mettra le pied sur un monde vide, certes riche en potentialités mais où tout sera à créer. Dans ses études sur la Colonie martienne1, Richard Heidmann nous parle de ce que nous devons faire pour établir un lieu de vie et le faire fonctionner à partir des technologies existantes et éprouvées. C’est évidemment essentiel et cela constitue un préalable à « tout ». Pour nous développer sur Mars, il faudra non seulement y mettre le pied mais aussi y survivre.
Mais au-delà ?
Il faudra faire beaucoup à partir de presque rien. L’astrophysicien Michel Cassé parle fort bien des potentialités du vide, riche de toutes les virtualités de la matière et Vladimir Jankélévitch, de ces faits ou de ces pensées imperceptibles et fugaces qui non seulement nous habitent mais en réalité discrètement nous possèdent, en quelque sorte l’équivalent mental du vide-potentialités de Michel Cassé. Les hommes sur Mars se trouveront dans un contexte similaire. S’ils se contentent d’exploiter les technologies qu’ils auront apportées, ils finiront par dépérir et par mourir, un peu comme les Vikings qui s’étaient installés au Groenland au Xème siècle et qui disparurent au XIVème en s’efforçant de vivre de leur agriculture plutôt que de s’habituer à chasser le phoque. Les Martiens devront certes faire des enfants et pratiquer les technologies apprises, et ils pourront continuer à construire des habitats, à faire du pain et à manger du fromage. Mais ils devront aussi imaginer, expérimenter et créer un monde nouveau, « chalengeur » de leur monde d’origine. Ils ne devront pas être seulement de bons-élèves, ils devront être aussi des rêveurs bien structurés intellectuellement, les pieds sur terre et l’esprit dans les étoiles, attentifs à leur environnement et disposant de solides connaissances mais en même temps audacieux et sans a-priori. Ils seront porteurs de potentialités comme nous tous mais contrairement à nous qui pouvons, à la rigueur, vivre avec des habitudes, ils devront absolument les faire émerger.
C’est pour cela que dans la population martienne, j’ai suggéré qu’il faille favoriser la venue et l’épanouissement de ce que j’appelle des « entrepreneurs-libres » (« freelance entrepreneurs »). Cela ne veut pas dire que les personnes (« le personnel », « staff ») employées par la Colonie ou sous-contractantes, chargées de faire fonctionner la Colonie selon les technologies existantes, devront être bornées et se contenter strictement de faire ce qu’on leur a demandé. L’imagination et l’expérimentation seront un devoir pour tous dans ce milieu nouveau. Les hommes ne sont pas des machines et c’est là leur grande supériorité sur les robots ou sur les animaux ; ils réfléchissent et ils cherchent sans cesse à s’adapter et à s’améliorer en suivant toutes sortes de motivations à commencer par leur intérêt personnel pour ce qu’ils font et ce qu’ils peuvent en obtenir. Mais cette application à bien faire et à réfléchir à partir des obligations du jour-le-jour ne sera pas suffisante pour prospérer. La minuscule cellule vivante de la première Colonie martienne doit se comporter un peu comme l’Univers au début de sa phase d’inflation, extrêmement petite mais extrêmement performante et dynamique. C’est sa seule chance de survie et d’épanouissement.
Je compte sur l’inventivité puissante mais en même temps logique et réaliste, de ceux qui auront une idée avant de partir ou qui l’auront sur place après avoir commencé à travailler et éventuellement du fait d’avoir commencé à travailler, et qui vont tenter de la réaliser, pour que « quelque chose » jaillisse du néant et que d’un premier concept surgisse une nouvelle pousse de l’« industrie » humaine. Je souhaite que dans un « garage » martien, un Bill Gates, un Mark Zuckerberg ou un Larry Page puissent bricoler et que la Compagnie des Nouvelles Indes (chargée de l’exploitation et du pilotage de la Colonie) soit particulièrement attentive aux presque-riens qui pourraient en sortir et donc qu’elle ne manque pas l’occasion de leur « faciliter la vie ». Dans cet esprit, il faudrait, pour commencer, que la Compagnie incite les Martiens à ce que leur distraction principale soit la réflexion et la parole. Des structures, des locaux devraient être aménagés pour que les colons se rencontrent et discutent, fassent des présentations sur leur sujet de prédilection ou pratiquent le « brainstorming », se fondant bien sûr sur la recherche et l’accumulation des connaissances martiennes mais aussi terrestres. L’endroit sera idéal puisque la concentration de compétences au mètre carré sera une des plus élevées de l’Univers, comparable en cela aux grandes universités américaines…ou à notre EPFL!
Ce n’est pas pour dire que de tels hommes ne pourraient plus se manifester sur Terre, ils le pourront bien entendu, car l’humanité est par nature une pépinière, une énorme virtualité, un devenir. Mais la seule chance de Mars pour se développer dans les conditions difficiles que l’on sait, c’est d’être un milieu plus porteur que les autres pour faire se concrétiser les potentialités. Mars devra affronter la concurrence terrienne (sauf pour les productions matérielles destinées au marché local, protégées de la concurrence par le coût du transport) et ses innovations devront être particulièrement originales et attractives. Il faut que Mars exporte ses logiciels (au moins aux niveaux de la conceptualisation et de la preuve du concept), ses brevets, peut-être ses œuvres d’art ; il faut que Mars soit riche, il faut qu’elle attire les créateurs et les entrepreneurs. Elle ne doit pas être un boulet que la Terre devrait traîner car cela ne durerait pas longtemps. Elle doit être un endroit où l’on veut aller parce qu’il est stimulant, parce qu’il est porteur d’avenir et parce qu’on y réussit.
Comme jadis les Terres froides et hostiles de L’Europe et de l’Asie pour les Africains que nous sommes tous à l’origine, Mars doit être un lieu qui nous stimule, qui nous donne des idées et nous offre des opportunités. Elle est porteuse d’une nouvelle explosion de vie ! Ne refusons pas cette potentialité qui nous ouvre le chemin des étoiles et ne soyons pas frileux d’avance.
1Voir le site de l’association Planète Mars
Image à la Une: Mars, Base Alpha, conception Elon Musk (crédit Elon Musk/SpaceX). Des starships sur leur pas de tir, près au retour sur Terre après 18 mois de séjour sur Mars.
- Titre: j’aurais pu écrire « Mars, un potentiel économique duquel il doit sortir quelque chose »; j’ai choisi « d’où » pour insister sur l’importance de la localisation…un peu particulière.
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