EXPLORATION SPATIALE - LE BLOG DE PIERRE BRISSON

Comme chacun le sait maintenant, le premier lancement (« vol inaugural ») d’Ariane-6 (plus précisément « A 62 ») a été un succès « presque parfait ». Le bémol étant dû à l’échec du troisième allumage du moteur Vinci de son second étage, en raison d’une défaillance de son « APU » (« Auxilliary Power Unit », voir plus bas). Ce qui n’est pas rien puisque cet APU est l’une des deux innovations majeures de l’A62. En espérant qu’ArianeGroup parvienne à sécuriser le fonctionnement de cet « auxiliaire » important mais capricieux, l’Europe sera donc de retour bientôt comme acteur du spatial mondial. Dans ce contexte il faudra qu’elle puisse économiquement tenir suffisamment longtemps avec des lancements à perte, pour bénéficier d’économies d’échelle dans ses coûts, face à la concurrence de SpaceX « en pleine forme ». Concernant les capacités vers l’espace profond, il faut déplorer que la nouvelle fusée soit destinée essentiellement à l’« espace pour la Terre » et qu’on n’envisage toujours pas le vol habité.

Rien à dire de négatif sur la performance du premier étage « LLPM » (Lower Liquid Propulsion Module) et de ses 2 moteurs auxiliaires « ESR » (Equiped Solid Rocket) latéraux. Tout a été « nominal », comme on dit. Sur le plan technologique ce ne sont pas des éléments révolutionnaires puisque le LLPM est dérivé du premier étage « EPC » (Etage Principal Cryogénique) de l’Ariane-5, avec un moteur Vulcain 2.1 (version améliorée du « 2 ») brûlant de l’hydrogène dans de l’oxygène. De même pour les ESR qui sont des propulseurs « P120 » qui ont déjà été testés pour les lanceurs « légers » de l’ESA, les VEGA-C (Vettore Europeo di Generazione Avanzata). Ces derniers utilisent des ergols solides avec un squelette PBHT (polybutadiène hydroxytéléchélique) complété aux deux extrémités par un groupe fonctionnel hydroxyle (-OH)….pas très « propre » (réflexion personnelle, non négligeable dans la période « écolo » que nous vivons). Les ESR comportent évidemment un potentiel d’économie d’échelle avec les VEGA. Autre avantage, commercial, innovant c’est la possibilité d’adjoindre 2 ou 4 ESR au LLPM en fonction des charges et des orbites à atteindre.

Le second étage « ULPM » (Upper Liquid Propulsion module) est le plus novateur mais il a, lui, montré une petite défaillance. Il est composé (outre les réservoirs !) d’un moteur Vinci, dont c’était le premier vol et d’un moteur auxiliaire APU qui joue un rôle très important. Vinci brûle, comme le Vulcain, de l’hydrogène dans de l’oxygène. La particularité du système, grâce à l’APU est la possibilité d’éteindre et d’allumer le Vinci en vol. Ce rallumage (jusqu’à trois fois) était impossible pour Ariane 5 et il permet évidemment de moduler la poussée donc l’altitude en fonction de la masse transportée et de l’orbite désirée, donc de desservir plusieurs orbites avec des charges différentes. Pour ce faire l’APU prélève une petite quantité d’oxygène d’une part, d’hydrogène d’autre part dans chacun des réservoirs. Il met ces « quantités » sous pression et les réinjecte à l’état gazeux dans chacun des réservoirs ce qui provoque une éjection d’ergols liquides des réservoirs vers le Vinci. La défaillance vient de ce que le dispositif complet n’a fonctionné que deux fois et non trois (pour une raison encore indéterminée). Le résultat est que la fusée est très doucement redescendue de son l’altitude de 604 km où elle s’était stabilisée (il n’était de toute façon pas prévu qu’elle monte plus haut) avant d’être « passivée » (vidée de ses ergols résiduels) parce qu’elle ne répondait plus correctement aux commandes envoyées. La vitesse de satellisation (7,5 km/s) avait été atteinte mais ce n’était pas l’objet principal du test.

Situation du second étage lors de sa passivation. Capture d’écran CNES. On voit qu’à la fin, la trajectoire effective (jaune) a divergé de la trajectoire prévue (verte) en raison de l’échec du rallumage du moteur Vinci.

Gros regret : le vol embarquait une capsule Nyx « Bikini » (modèle réduit) de The Exploration Company (TEC), start up franco-allemande, qui devait être libérée avant le désorbitage et qui a été détruite pour « éviter une pollution supplémentaire de l’espace ». Cette capsule est un futur cargo (non viabilisé) qui doit servir à desservir une station spatiale (« to and from Space-stations in low Earth orbit and beyond »). Elle doit pouvoir y emporter 4 tonnes de fret. Sa particularité est non seulement de pouvoir évoluer dans l’espace seule (après avoir été libérée) mais aussi de redescendre sur Terre et c’est cette seconde capacité que TEC voulait tester. On peut comprendre que, du fait de l’échec du second rallumage, « quelque chose » ne fonctionnait pas dans l’ULPM mais comme apparemment cet ULPM n’avait pas été détruit et que la passivation a fonctionné, il n’aurait pas été trop risqué de tenter l’expérience puisque la Nyx était prévue pour résister à la chaleur de rentrée (elle peut supporter jusqu’à 2100 degrés). Malheureusement Nyx Bikini restera donc enfermée dans son ULPM autour de la Terre pour un peu moins de 25 ans (600 km est la limite des orbites « self-cleaning »). Je trouve qu’une institution comme l’ESA devrait embarquer dans tous ses lancements, surtout les expériences (comme les « vols inauguraux »), un dispositif automatique de freinage, accélérant la descente dans l’atmosphère et donc la combustion (là encore les écolos ne devraient pas être contents).

Et maintenant ?

L’Europe disposera bientôt d’un outil techniquement capable de mettre en orbite une large variété de masses de charges utiles mais sur le plan commercial la concurrence va être très rude.

En effet le marché du transport spatial est mondial ou plutôt il est largement dominé par SpaceX, avec en parallèle une concurrence potentielle indienne (ouverte sur les pays du « Sud ») et japonaise (locale) qui « pointe », et un marché fermé sino-russe (sans parler des petites pousses du NewSpace, comme Maia qui grandissent derrière!). SpaceX a réalisé en 2023 un nouveau record de 96 lancements (dont 91 Falcon-9 et 5 Falcon Heavy), soit 50% de plus qu’en 2022 et quasiment la moitié des lancements mondiaux (211 réalisés en comptant les 63 de la Chine, les 7 de l’Inde, les 3 du Japon…et les trois de l’Europe). SpaceX vise 148 lancements en 2024. Au point de vue de la capacité (volume et surtout masse), Ariane-6 se situe à peu près au niveau du Falcon-9 et loin en-dessous du Falcon Heavy (sans parler du Starship, hors catégories). C’est un lanceur moyen. Dans ce marché, il est évident que la confiance et le coût jouent. Les lanceurs indiens (« GSLV » de l’ISRO) sont structurellement moins chers du fait du niveau général des salaires dans le pays mais ils sont petits et en concurrence avec VEGA. Les lanceurs japonais (« H3 » de la JAXA) sont moins puissants, dans une catégorie intermédiaire (capacités un peu au-dessus du VEGA-C). Les lanceurs indiens et japonais sont nouveaux mais maintenant qu’ils ont donné (difficilement) leurs premières preuves, ils vont bien sûr continuer. Les lanceurs de SpaceX sont moins chers en raison des énormes économies d’échelle dont bénéficie la société du fait (1) du nombre de lancements très important en termes absolus et relatifs qu’elle effectue chaque année ; (2) de la réutilisabilité très largement pratiquée et qui est d’ailleurs un des facteurs qui les a conduits à dominer le marché (actuellement tous les lanceurs Falcon-9 sont réutilisé, le record est l’un de ces « boosters » réutilisé 22 fois). Par ailleurs les lancements des fusées d’ArianeGroup sont plus chers du fait outre les avantages acquis par les véhicules de SpaceX ci-dessus mentionnés, (3) d’une production européenne multicentrée en Europe et d’un lancement de l’autre côté de l’Atlantique ; (4) d’une direction multinationale qui suppose bien évidemment de la concertation et des accords.

Dans ce contexte Ariane-6 va d’abord devoir faire ses preuves techniques c’est-à-dire démontrer sa fiabilité et cela ne se fera pas en un jour c’est-à-dire qu’il lui faudra effectuer un minimum de lancements sans faute. Elle devra au début jouer sur sa clientèle captive, c’est-à-dire toutes les institutions qui n’auront pas le choix du lanceur du fait de leur affiliation nationale. Mais, vu les dernières années d’Ariane-5, cela ne fait pas beaucoup de lancements car on part pratiquement de zéro. Ensuite, à fonctionnement égal avec les dernières années d’Ariane-5 on peut dire qu’elle bénéficiera de coûts structurellement moins élevés que cette dernière. C’est d’ailleurs pour cela qu’Ariane-6 a remplacé Ariane-5. Les volumes beaucoup mieux ajustés aux charges permettront un ajustement des coûts puisqu’on ne lancera plus un satellite de 3 tonnes avec une capacité inutilisée de 2 tonnes ou encore qu’on pourra loger plusieurs charges ensemble sous la même coiffe, même si elles ne sont pas destinées à être libérées à la même altitude. Ceci dit la non-réutilisation restera un gros problème car SpaceX en joue énormément et par ailleurs SpaceX peut se permettre grâce à sa force acquise, de développer constamment sa recherche ingénieriale. Il faudra donc que les pays membres de l’ESA (donc leurs contribuables) continuent à subventionner le spatial pendant des années et ce au moins jusqu’à ce que la « successeure » d’Ariane-6, « Ariane Next » arrive sur le marché…dans les années 30. Pour le moment ce n’est qu’un projet. Bon courage !

Enfin, si le Starship vole la nouvelle aventure lunaire se fera sans les Européens puisqu’il n’est pas question pour Ariane-6 de contribuer aux vols habités (sauf à transporter les bagages dans une capsule Nyx ?). Quant à Mars, n’en parlons pas. Mais ce n’est pas grave, ce n’est pas « la tasse de thé » des Européens…comme les « quelques arpents de neige » du Canada n’encombraient pas l’esprit de Voltaire.

Illustration de titre :

Ejection d’un des boosters « ESR » du premier étage « LLPM » après qu’il a effectué sa fonction. Capture d’écran vidéo CNES.

Liens :

https://cnes.fr/evenements/vol-inaugural-dariane-6

https://www.exploration.space/

#Ariane6

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6 Responses

  1. A noter que, comme précédemment dans le cadre des lanceurs Ariane, la Suisse est l’un des 13 pays participant au programme et que son industrie y est impliquée. Ainsi, la coiffe de la charge utile de la fusée provient de l’entreprise suisse Beyond-Gravity, anciennement RUAG Space, basée à Zürich-Seebach, et APCO Technologies, basée à Aigle (VD), a quant à elle fourni la fixation et la coiffe des boosters. Ariane 6 peut utiliser deux types de coiffes qui ont en commun un diamètre de 5,4 mètres et sont hautes de 14 et 20 mètres; le volume utile intérieur est de 4,6 mètres de diamètre et respectivement de 11,85 (5 mètres à diamètre maximal) et 19 mètres (11,85 à diamètre maximal) de haut. L’adaptateur qui assure la liaison entre la charge utile et le lanceur est de forme conique et sa hauteur est de 1,9 mètre. Pour les lancements doubles, plusieurs types de structure, enveloppant le satellite en position inférieure, peuvent être utilisés d’une hauteur allant de 7,8 à 9,8 mètres de haut.

    Parmi les différences d’Ariane 6 avec le lanceur Ariane 5 il est intéressant de signaler que son moteur Vulcain 2.1, version améliorée du moteur Vulcain 2 d’Ariane 5, fournit une poussée de 137 tonnes (performance dans le vide) durant les huit premières minutes du vol et que par rapport à la version 2, il dispose d’un générateur de gaz réalisé par impression 3D, par ailleurs sa tuyère a été simplifiée, le circuit d’hélium qui mettait en pression le réservoir d’oxygène a été supprimé (c’est de l’oxygène chaud qui remplit maintenant cet office) et la mise à feu effectuée par un système au sol qui remplace des composants pyrotechniques embarqués (innovation astucieuse)

    Mentionnons enfin qu’un deuxième étage allégé (Icarus) et un troisième étage à moteur d’apogée (Astris) sont en cours de développement pour accroître les performances du lanceur et son domaine d’application dans des versions qui devraient devenir disponibles semble-t-il vers 2025 déjà.

  2. Bonjour Pierre Brisson et Bonjour Pierre Andre Haldi

    Vos analyses sont excellentes comme d habitude: personnellement j attendais cet evenement avec impatience et je n ai pas ete decu:superbe impeccable tres belle fusee .mais il y a des MAIS:

    1) Technologie disons generation anteieure: titane hydrogene liquide non recuperable
    2)si mes chiffres sont exacts(a verifier):
    COUT space x programme:2.75 milliards d euros. 2600 satellites lances.
    COUT ariane6 programme:3.8 milliards d euros. qelques dizaines prevus.
    CELA risque de poser un probleme de rentabilite.

    Mais bon il faut continuer a encourager nos ingenieurs et techniciens :ils realisent un super boulot.

    De plus le programme demonstrateur THEMIS /PROMETHEUS avance vite (teste a Vernon avec succes a l automne dernier et premier vol prevu en 2025 donc cela prend tournure d autant que les « pieds d atterrissage « sont arrives. En principe cela devrait nous permettre d avoir une fusee comparable a SPACE X en plus petit assez rapidement. Plus petit car en Europe nous visons surtout les satellites et pas Mars.

  3. Bonjour Pierre Brisson et Pierre Andre Haldi

    Savez vous si les rayons cosmiques intersideraux electrisent un engin comme Voyager 1 ou 2
    ou un asteroide comme oumuamua ?

    1. en effet oumuamua ayant voyage pendant un temps tres long dans le milieu interstellaire a du etre bombarde par des particules chargees de facon considerable (nous connaissons mieux ce milieu grace a voyager1 et 2) et de ce fait a pu accumuler une charge electrique enorme le portant a un potentiel enorme egalement. Du coup en passant pres du soleil il a subi les effets gravitationnels connus mais encore s est trouve dans la situation d une particule chargee traversant un champ magnetique puissant: et la on tombe dans le domaine de la MHD avec application de la regle dite des « 3 doigts » c est a dire 3 vecteurs force orthogonaux E/B/F. … Donc oumuamua a subi une force supplementaire qui explique peut etre son augmentation de vitesse « anormale » apres son passage au perihelie.

  4. en outre connaissant mieux le milieu interstellaire on DOUTE FORT de la faisabilite des microsondes du projet breaktrough starshot: ces sondes tres legeres (1gramme a peu pres) bourrees de microelctronique seront detruites par les rayonnements particulaires et les voiles solaires de 4 metres carre verront leur fonctionnement perturbe par ces memes rayonnements en particulier au niveau de leurs trajectoires…
    Personnellement je crois qu il serait meilleur d envoyer d abord des sondes rapides et multigenerationnelles au dela de l heliosphere de facon a avoir une idee exacte de sa forme dans toute les directions , de la tempratures des plasmas y regnant, des rayonnements,des champs magnetiques …etc…

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À propos de ce blog

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l’Association Planète Mars (France), économiste de formation (University of Virginia), ancien banquier d’entreprises de profession, planétologue depuis toujours

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