Parmi les sociétés du NewSpace européen, la française MaiaSpace occupe une place à part. Elle a commencé à exploiter d’excellentes idées « nouvelles » pour le développement de son petit lanceur « Maia » et elle a l’ambition de continuer en créant une filière astronautique européenne complète en parallèle ou même, sans oser encore le dire, à la place des Arianes et Vega-C. Elle est portée par la puissante structure d’ArianeGroup, ce qui présente pour elle des avantages mais aussi des inconvénients car, pour prendre une métaphore biologique, elle est un « surgeon » de ce hêtre majestueux mais trop grand et complexe et qui plus est, trop vieux et malade (changement d’environnement !). On peut donc la voir comme le balbutiement de la solution au problème de l’autonomie de l’Europe dans l’espace ou comme la fille trop jeune et trop fragile d’un géant en fin de course.
Le géant est quasiment incapable d’évoluer par lui-même car totalement coincé dans une tradition, une philosophie de management et des structures ultra-rigides. Les questions qu’on peut se poser sont : (1) Cette « petite fantaisie » que constitue la jeune Maia, n’est-elle pas la seule sortie de son axe (pour ne pas dire « de ses ornières ») que puisse se permettre ArianeGroup ? (2) Ce support d’ArianeGroup ne constitue-t-il pas pour autant un carcan contraignant l’esprit d’innovation qui lui est absolument indispensable pour réussir ? (3) Le manque de financement propre n’empêchera-t-il pas la sortie de la chrysalide (ou l’accession de la jeune pousse à la lumière du Soleil, si on file la métaphore). En fait les trois questions sont la même : dans le Monde réel, un vieux monstre sclérosé peut-il accoucher d’un phénix ?
Pour le moment Maia est encore dans les limbes. Le premier vol orbital est prévu pour 2025. La société travaille sur des prototypes de son second étage (« Quasi Modo » en 2023 et « Quasi Parfait » en 2024). Un second test de remplissage des ergols cryogéniques de cet étage a eu lieu, avec succès, en septembre. D’autre part, la plateforme d’innovation ArianeWorks (créée pour la « réflexion » entre ArianeGroup et le CNES) travaille sur le prototype de lanceur (premier étage) réutilisable, « Thémis », qui doit aussi servir à ArianeNext le futur successeur d’Ariane-6 dont on commence à parler. Le tout, lanceur et second étage compris, fera quelques 50 mètres de hauteur, dont 30 pour le lanceur et 14 pour le second étage, pour un diamètre de 3,5 mètres. Le premier étage fonctionnera avec 3 moteurs Prometheus atmosphériques et le second avec 1 moteur Prometheus adapté au vide. NB : Ces moteurs sont bien les mêmes que ceux qui équipent Ariane 6. Le marché visé est celui des mini-lanceurs : 500 kg en orbite basse (polaire, héliosynchrone, 700 km d’altitude) en cas de réutilisation ; 1500 kg en cas de non-réutilisation (lanceur « consommable »). Pour mémoire, Ariane-5 version ECA pouvait placer 21 tonnes en orbite basse (LEO) et Falcon-9, 22.8 tonnes, Falcon Heavy, 63.8 tonnes (sans récupération). Ariane-6 pourra y placer de 10 à 21 tonnes (la modularité est en grande partie ce qui fait son intérêt). NB : Je ne donne pas ici les précisions pour l’orbite héliosynchrone, SSO, mais les chiffres pour LEO indiquent une proportion.
Vous avez bien lu le « gros mot » de « réutilisation ». Après s’être moqués pendant des années du « cowboy Musk » qui ne comprenait rien à l’astronautique, les distingués ingénieurs et dirigeants d’ArianeGroup ont finalement, sans doute, estimé que ce n’était pas complètement stupide de l’envisager (euphémisme). Ils ont fini par comprendre, bien qu’un raisonnement proprement économique ne soit pas tout à fait de leur domaine (ironie), que la réutilisation permettrait une multiplicité de lancements, et que cette multiplicité pourrait être source d’économies d’échelles et donc de réduction de coût unitaire de lancement. NB : Plus la fusée est petite plus le coût (manque à gagner) en charge utile nécessaire pour assurer le retour sur Terre est élevé. En ce sens l’avantage de la réutilisabilité n’est peut-être pas maximum pour ces mini lanceurs. Cependant un troisième étage pourrait porter la charge utile en orbite basse à 1,5 tonnes ce qui rapprocherait Maia (en version réutilisable) de la capacité de la petite fusée européenne Vega-C (non réutilisable), capacité qui est de 2,3 tonnes (en LEO).
Les autres particularités de Maia sont l’utilisation de l’acier au lieu de l’aluminium pour la coque, comme les lanceurs de SpaceX, et l’utilisation comme ergols par les moteurs Prometheus, de méthane brûlant dans l’oxygène, comme pour les Raptor de SpaceX. La liquéfaction du méthane et sa manipulation une fois liquide, requièrent des installations moins complexes et moins coûteuses que celles nécessaires pour l’hydrogène liquide beaucoup plus froid et d’une masse moléculaire beaucoup plus petite (ce qui facilite les fuites, quel que soit le contenant, et les explosions !). Et, « cerise sur le gâteau », Maiaspace est autonome juridiquement et sur le plan organisationnel par rapport à ArianeGroup, son géniteur géant au pied d’argile. Ce dernier a été en effet considéré comme non suffisamment « agile » pour mener à bien directement le projet (ce qui est sans aucun doute exact). En choisissant cette structure qui sera de surcroit, dirigée par un homme venant du petit monde du Newspace français, Yohann Leroy, ArianeGroup qui a conscience de ses faiblesses, s’est mise en quelque sorte, « au niveau ».
Donc ArianeGroup a réalisé aujourd’hui que la voie empruntée par SpaceX il y a dix ans (la première récupération effective d’un lanceur de Falcon-9 date de 2014) était la bonne. Et son revirement est forcé par une situation dramatique : plus d’Ariane-5 en stock à lancer, pas encore d’Ariane-6 qui puisse voler (on parle de juin ou juillet 2024), concurrence forcenée de SpaceX (en 2023, seulement deux Arianes-5 et une Vega de la société italienne Avio ont été lancées contre 97 Falcons de SpaceX). La concurrence peut également venir d’autres pays, notamment la Chine et l’Inde qui n’ont pas du tout les mêmes contraintes de coût que l’Europe. Par ailleurs, Ariane-6 ne sera toujours pas réutilisable et continuera à brûler de l’hydrogène au lieu du méthane.
Le concept de Maia est le bienvenu pour l’Europe mais l’environnement ArianeGroup sera-t-il suffisamment porteur ? L’histoire, qui met en évidence le nombre et la puissance respective des intervenants, est compliquée :
MaiaSpace est filiale à 100% d’ArianeGroup. A terme, une fois qu’elle aura suffisamment progressé ou donné quelques preuves de son concept, elle devra rechercher d’autres actionnaires européens. Elle a été enfantée avec la participation intellectuelle du CNES collaborant au sein de ArianeWorks (voir plus haut) ; cette plateforme avait été créée, pour une durée limitée, afin plus généralement de réfléchir à l’avenir des lanceurs européens. Pour rappel, ArianeGroup (anciennement Airbus Safran Launchers), créée en 2015, est une co-entreprise 50/50 entre Airbus et Safran créée pour notamment trouver une suite à Ariane-5 (sélection des caractéristiques d’Ariane-6 en décembre 2014, après discussion ouverte sur le sujet à partir de 2009). Airbus est une « coopération industrielle internationale » dans le secteur aussi bien aéronautique que spatial. Son actionnariat est très « partagé » : État français, 11 % ; État allemand, 11 % ; État espagnol, 4 % ; flottant, 74 % (en 2022). Ce flottant est bien sûr une porte ouverte aux étrangers non-européens (les achats en bourse sont libres) et on y trouve d’importantes participations d’investisseurs américains. Fondée en 1980, Arianespace SAS (73% ArianeGroup) est une société de droit français chargée de la commercialisation et de l’exploitation des systèmes de lancement spatiaux développés par ArianeGroup, à savoir les familles de lanceurs Ariane et Vega. Ensuite bien sûr, il faut qu’Arianespace « vende » les services de son groupe aux clients. Le « principal » (en fait le seul) est l’ESA (qui a de ce fait un droit de regard « énorme » sur ses productions).
Comme vous le voyez, cela fait beaucoup de monde, des motifs de réunions et de palabres interminables, des circuits de décisions complexes qui plus est alourdis par des considérations politiques. On est très loin de la simplicité actionnariale de SpaceX au sein de laquelle, une seule personne, Elon Musk, détient 79% des droits de vote. Cela a des conséquences pour l’efficacité et pour l’audace.
Dans ce cadre, européen, et sur ce créneau des mini-lanceurs, les Français de MaiaSpace auront un concurrent allemand, RFA (Rocket Factory Augsburg) créé en 2018, donc un peu avant Maia, et ce ne sera pas un concurrent « facile ». Sous contrôle de la société privée OHB-System, active depuis des années dans le secteur spatial, elle est plus avancée que MaiaSpace dans son développement (premier test de propulsion statique pour le second étage effectuée avec succès en juin 23). Sa fusée « RFA-One » n’est pas totalement réutilisable mais il est prévu que le lanceur soit récupéré et que ses moteurs (Helix) soient, eux, réutilisés. C’est d’ailleurs peut-être une bonne solution intermédiaire, du moins au début, puisqu’elle permet la commercialisation sans empêcher la suite des recherches pour la fiabilité de la réutilisation. Elle prévoit surtout des productions « à la chaîne », ce qui devrait permettre des coûts bas.
Pour le moment MaiaSpace est donc une entité périphérique du géant ArianeGroup. La réalisation d’Ariane-6, succès ou échec, peut bien sûr lui faire de l’ombre, la bloquer en la contenant sur le secteur des lancements des plus faibles masses (en cas de succès) ou au contraire la dynamiser (en cas d’échec). 40 millions d’euros ont été « divertis » des ressources d’ArianeGroup pour financer Maia mais cela devra continuer car MaiaSpace qui fait travailler 100 personnes sur des techniques de pointes aura besoin d’argent sur plusieurs années avant de pouvoir en générer*. Si RFA-One vole ainsi que Vega-C, y aura-t-il un créneau pour Maia ? Une entreprise totalement indépendante, comme RFA/OHB se battra pour survivre et elle est sur le même créneau des petits lanceurs qu’elle (et les autorités allemandes ne la laisseront certainement pas « tomber »). Vega est très européenne et dispose d’actionnaires et participants techniques dans de nombreux pays de l’ESA (en Suisse, RUAG pour sa coiffe). Cela lui donne de l’assise et de la force dans la compétition. En principe elle est conçue pour les lancements juste un peu plus massifs que RFA-One ou Maia première version, mais cela peut aussi bloquer le développement de Maia. ArianeGroup se battra-t-elle pour Maia si ses partenaires européens ne la soutiennent pas ? Ou bien avant que la question du « combat » se pose vraiment, y aura-t-il un actionnaire extérieur à la mouvance ArianeGroup qui viendra renforcer les fonds et l’équipe, en autonomisant la société sur le plan financier ? Cette autonomie serait-elle acceptable pour ArianeGroup ? Toutes ces questions sont économiques, techniques mais aussi politiques. Autrement dit, l’équipe de Maia ne doit pas perdre de temps pour montrer ce dont elle est capable et faire venir d’autres actionnaires, indépendants, puissants et déterminés.
*Pour donner un idée du contexte, le coût de lancement d’une Ariane-6 sera probablement supérieur à 100 millions (on dit légèrement supérieur à celui d’une Ariane-5) alors que celui de Falcon-9 est nettement inférieur, de l’ordre de 60 millions. Les montants sont très difficiles à estimer car cela dépend bien sûr de ce que l’on prend en compte, notamment dans l’amortissement des frais de développement.
Si Maia était bloquée dans son « envol », ce serait dommage car, sur le marché mondial des lanceurs moyens, pas plus qu’Ariane-5, Ariane-6 ne pourra faire le poids vis-à-vis des Falcons-9 ou Falcon Heavy. Une fois développée au niveau de Falcon-9 même (perspective très éloignée), Maia aura du mal à contrer le géant américain car il faudra ouvrir le marché et ses arguments techniques ne seront pas meilleurs que ceux de SpaceX. Peut-être ArianeGroup aurait-elle dû innover davantage avec une technologie totalement nouvelle, par exemple le moteur « hybride » testé par HyPrSpace (qui combine les avantages des moteurs à ergols liquides et solides tout en étant peu coûteux), ou encore en produisant les moteurs totalement en impression 3D comme entreprend de le faire l’autre jeune pousse Latitude ? Cela, seul l’esprit d’un entrepreneur privé aurait pu le décider, pas notre mammouth européen (vous noterez que je suis passé du hêtre au mammouth mais l’esprit est le même !). C’est vraiment dommage, pour tout le monde. Bonne chance quand même à Maia !
Illustration de titre : un vol Maia, vue d’artiste, crédit MaiaSpace.
Liens :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Vega
https://fr.wikipedia.org/wiki/Hybrid_Propulsion_for_Space
https://fr.wikipedia.org/wiki/Latitude_(entreprise)
https://fr.wikipedia.org/wiki/MaiaSpace
https://www.linkedin.com/company/maiaspace/?originalSubdomain=fr
https://www.cieletespace.fr/actualites/maia-la-fusee-reutilisable-made-in-normandie
https://www.bsmart.fr/video/17923-smart-space-partie-13-janvier-2023
https://www.maddyness.com/2023/09/11/newspace-7-startups-qui-partent-a-la-conquete-de-lespace/
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7 Responses
Bonjour Monsieur Brisson
Je pense que vous parlez de ce que l on nomme ARIANE NEXT?
Bonjour Niogret. Non Maia n’est pas Ariane Next. Cette dernière est la suite envisagée pour les Ariane-6 considérés comme étant le flux principal de la création et de la production d’ArianeGroup dans le secteur des lanceurs moyens. Maia est une expérimentation en marge, ce qui ne veut pas dire que les résultats de cette expérimentation ne pourrait pas être utilisés par Ariane.
Voyez vous mon avis est que ariane groupe aurait du stopper immediatement le devel.de ariane 6 en apprenant ce que realisait space x
La réussite de SpaceX dans le réutilisable aurait dû déclencher une réorientation immédiate de la recherche et de l’activité d’ArianeGroup. Malheureusement le mammouth est un animal qui réfléchit très lentement et qui ne s’adapte pas forcément au monde extérieur.
voila c est ca :la reactivite :c est dommage car l experience et le savoir des ingenieurset techniciens de Ariane aurait permis de limiter les degats en peu de temps.
a propos mon ancien delire me reprend : la je suis en train d installer de nombreux superheavy sur un cercle de 100 m de diametre.
L’intérêt de Maia n’est-il-pas de servir de rampe techno pour ArianeNext ? (Même avec un succès commercial limité ça s’assurerait de manière indépendant les coûts de développement et positionnerait ArianeGroup en bonne position pour le futur lanceur lourd).
MaiaSpace dispose de la force de frappe et des compétences d’ArianeGroup , c’est un incroyable avantage ! A eux de capitaliser.
Sinon tout à fait d’accord avec la seconde partie , le « mammouth » ferait bien d’avoir une stratégie d’investissement sur des technos nouvelles comme HyPrSpace, avant que les italiens ou autres viennent lui « piquer », et se constituer une réseau de start up innovantes. Si ils sont intelligents et vont dans ce sens , peu de sociétés pourraient arriver à leur niveau . A voir comment va évoluer leur stratégie.
en fait il n y a pas que dans le domaine des fusees que nous sommes « a la traine »: les americains vont tester cette annee leurS avions supersoniques il font tourner le moteur fusee a explosion rotative il font atterrir la semaine prochaine leur atterriseur lunaire, etc etc …pourvu que cela dure et qu ils continuent a etre a l avant garde car en EUROPE c est la cata!
et dans le monde actuel il ne faut pas etre a la traine car nous ne sommes plus seuls….