Cette semaine, je passe ma plume à Christophe de Reyff. Les lecteurs de ce blog le connaissent bien pour ses nombreux commentaires toujours précis et utiles pour comprendre notre environnement spatial. Il est physico-chimiste, Dr ès sciences. Il fut adjoint scientifique à l’Office fédéral (suisse) de l’énergie (OFEN), Section Recherche énergétique. Aujourd’hui, il aborde un sujet très difficile, car très contre-intuitif, celui de la relativité du temps qui passe. Il nous fait une démonstration impeccable de la variabilité de ce Temps qui peut se dilater ou se contracter pour l’observateur en fonction de la vitesse (donc de l’énergie) et de la gravité (donc de la masse et donc du lieu). Il est vertigineux de penser que le temps, cette force à laquelle nous sommes tous soumis et qui nous semble invariable, vu le contexte dans lequel nous le vivons, est en réalité variable. Ses seules bornes intangibles sont la vitesse de la lumière et son sens d’évolution (sa ‘flèche’). Il faudra nous habituer à cette variabilité puisque, de plus en plus, nous pourrons nous évader de la surface de la Terre qui nous a contraints jusqu’à ce jour à ne vivre qu’un seul temps commun.

Paradoxe du « temps polychronique » ou « polychronie »

Ces termes sont en réalité actuellement utilisés uniquement en psychologie du comportement, mais on peut se les approprier dans le domaine de l’astronautique. Envisageons la situation où deux horloges atomiques identiques et synchronisées seraient comparées, l’une étant envoyée et déposée sur Mars et l’autre restant sur Terre.  

On sait déjà expérimentalement qu’une telle horloge embarquée dans un satellite circulant autour de la Terre va montrer un temps différent de celle restant sur Terre, du fait, d’une part, de la vitesse du satellite sur son orbite de plusieurs km/s – entre 7.8 km/s pour l’ISS, à 415 km d’altitude, et seulement 1 km/s pour la Lune dont l’orbite excentrique est située entre 363’000 et 405’000 km – par rapport au sol (effet de dilatation du temps due à la vitesse prévue par la relativité restreinte) et, d’autre part, de la gravitation décroissant avec l’altitude de l’orbite du satellite (effet de diminution de la dilatation du temps due à la gravité prévue par la relativité générale). Ces deux effets additionnés sont opposés avec l’altitude croissante et la vitesse décroissante du satellite : les vitesses orbitales diminuent avec l’altitude, mais leur effet l’emporte dans les basses orbites et la gravité diminue aussi, mais l’effet de sa diminution l’emporte seulement sur les orbites élevées.

Donc il existe une orbite particulière où ces deux effets se compensent exactement, vers 3’178 km d’altitude, soit une orbite de 9’556 km de rayon, la vitesse orbitale étant là de 6.46 km/s. L’effet dû à la vitesse est de –20 µs/d (microsecondes par jour) et l’effet dû à la gravitation moindre que sur Terre est de +20 µs/d. Pour des orbites plus basses que cette orbite particulière, c’est l’effet relativiste de dilatation du temps due à la vitesse qui l’emporte et le décalage avec la Terre est négatif et d’autant plus négatif que l’orbite est basse et donc la vitesse élevée : l’horloge embarquée va retarder par rapport à l’horloge restée sur Terre (dilatation du temps). Au-delà de cette orbite particulière, c’est l’inverse, l’effet de la gravité décroissante domine, la dilatation due à la gravité diminue, et le décalage est positif (contraction du temps) : l’horloge embarquée se met à avancer sur l’horloge restée sur Terre.

Ainsi les satellites du système GPS, situés à un peu moins de 20’200 km d’altitude (soit sur une orbite de près de 26’600 km de rayon) voient leurs horloges avancer d’environ +38.5 µs/d et donc leur temps doit être corrigé d’autant (par un réglage préventif fait avant l’envol) pour pouvoir être synchronisé au temps sur Terre, car une erreur de synchronisation d’une microseconde correspond à une erreur de positionnement de déjà 300 m. Cette valeur de +38.5 µs/d résulte de la différence entre un ralentissement (dilatation) d’environ –7.2 µs/d, dû à la vitesse orbitale de 3.9 km/s, et une accélération (contraction) d’environ +45.7 µs/d, due à une gravité moindre que sur Terre. Il y a donc un décalage spécifique de 4.46 10^–10 seconde par seconde, ce qui correspondrait à un décalage cumulé d’une seconde en environ 71 ans. Les premières horloges atomiques avaient une dérive propre de 5 10^–14 seconde par seconde, soit une seconde en 634 mille ans. Aujourd’hui une horloge atomique a une dérive propre très faible, soit encore 250 fois meilleure, de l’ordre de 2 10^–16 seconde par seconde, soit d’une seconde en environ 158 millions d’années ! On voit que la déviation due aux deux effets relativistes est très importante et donc sensible, au moins 2.2 millions de fois plus importante que la dérive propre. Une horloge atomique encore plus stable, PHARAO, a été mise en service sur la station spatiale ISS le 25 avril 2025. Elle ne devrait avoir une dérive propre que d’une seconde en environ 300 millions d’années, ou de bien moins qu’une minute durant l’âge de l’Univers !

Cela dit, transporter une horloge atomique sur Mars implique de quitter la Terre avec une accélération pour sortir du puits de potentiel terrestre (donc une accélération du temps de l’horloge), de voyager ensuite à près de 10 km/s durant six mois (par rapport à la Terre, donc une dilatation du temps de l’horloge), puis de replonger dans le puits de potentiel de Mars avec une décélération (donc une nouvelle dilatation du temps), puis de voyager avec Mars autour du Soleil avec une vitesse plus faible (entre 22.0 et 26.5 km/s) que celle de la Terre (entre 29.3 et 30.3 km/s), mais avec une variation périodique due à la différence instantanée changeante des deux vitesses. Une prévision exacte du décalage des deux horloges atomiques n’est pas possible sans connaître précisément les accélérations et décélérations mises en œuvre, leurs durées, le profil de la vitesse décroissante lors du transfert durant les 500 à 600 millions de km à parcourir selon une orbite de Hohmann (soit au moins durant 6 mois, selon les fenêtres), la vitesse d’arrivée aux abords de Mars étant comprise entre 4.5 et 7.5 km/s. Sur Mars, la gravité vaut 38% de celle sur Terre, ce qui correspond à l’effet gravitationnel pour un satellite terrestre situé à 10’000 km d’altitude et donc une déviation de +37 µs/d, soit un bon centième de seconde en une année. Une fois atterrie sur Mars, l’horloge peut transmettre à la Terre son heure propre qui continuera de dériver peu à peu. Au vu de la durée du voyage, des faibles vitesses mises en jeu, des courtes durées d’accélération et de décélération, et des potentiels gravitationnels martien et terrestre différents (un tiers environ pour Mars), le décalage cumulé peut être estimé en gros n’avoir qu’une faible valeur et ne devrait encore être que d’une fraction de seconde même après plusieurs années. On peut donc dire que les deux horloges sont à peu près synchrones, tout en dérivant lentement l’une de l’autre.

Autrement dit, si l’horloge posée sur Mars nous transmet son heure par un signal radio, du fait de la distance entre la Terre et Mars à ce moment-là, on devrait enregistrer quasiment la même heure que sur Terre (disons, à une fraction de seconde près), mais, bien entendu, diminuée de la distance-lumière entre Mars et la Terre, soit, par exemple, de 4 minutes pour une distance de 72 millions de km (4 minutes-lumière). Si, disons, sur Terre notre horloge donne 1 h 00 du matin, on recevra sur Terre à cet instant le signal provenant de l’horloge sur Mars qui indiquera 0 h 56, donc bien 4 minutes de retard. Il en serait de même si, avec un puissant télescope, on pouvait lire l’affichage de l’horloge posée sur Mars. À 1 h 00 du matin sur Terre, on lira bien 0 h 56 sur Mars, et, à 1 h 04 sur Terre, on lira 1 h 00 sur Mars, etc. Mais la situation est évidemment symétrique vue de Mars : à 1 h 00 sur Mars, on lirait aussi 0 h 56 sur l’horloge terrestre qui aurait transmis son signal vers Mars, et, à 1 h 04 sur Mars, 1 h 00 sur l’horloge terrestre vue de Mars. Pour augmenter l’effet de ces décalages, ajoutons encore à côté de chaque horloge un écran adjacent qui donne la vision de l’autre horloge telle que vue de l’autre point de vue. À 1 h 00 sur Terre, on voit l’horloge de Mars qui indique 0 h 56 et l’écran qui indique 0 h 52, l’heure de l’horloge sur Terre vue de Mars.

Maintenant faisons l’expérience suivante : exactement à ce moment, soit à 1 h 00 sur Terre (soit, à très peu de chose près, aussi à 1 h 00 sur Mars, mais à 0 h 56 sur l’horloge de Mars telle qu’observée depuis la Terre et à 0 h 52 sur l’écran adjacent), on envoie vers Mars un flash laser qui devrait être détecté sur Mars 4 minutes plus tard, soit à 1 h 04 terrestre (donc à 1 h 00 sur l’horloge de Mars vue depuis la Terre et à 0 h 56 sur l’écran adjacent). Un détecteur posé sur Mars nous informe de la réception de ce flash en envoyant immédiatement un autre flash en retour vers la Terre. 4 minutes plus tard, au télescope sur Terre, effectivement à 1 h 08, on observe Mars, on y voit le flash et son horloge martienne qui indique 1 h 04 et l’écran adjacent 1 h 00.

Qu’en est-il pour un martionaute qui assiste à l’expérience. Il dispose aussi d’un récepteur (et aussi d’un puissant télescope !) qui l’informe de l’heure de l’horloge terrestre et il voit aussi sur un écran analogue l’heure martienne vue de la Terre. Lorsqu’il est 1 h 00 sur Mars, il voit de son côté qu’il est 0 h 56 sur Terre et 0 h 52 sur l’écran. Il ne se passe encore rien. À 1 h 04 sur Mars, il observe qu’il est 1 h 00 sur Terre et 0 h 56 sur l’écran adjacent. 1 h 00 sur Terre, c’est justement l’heure de l’envoi du flash depuis la Terre qu’il observe effectivement et il y répond immédiatement par un autre flash en retour vers la Terre. Son signal est détecté 4 minutes plus tard sur Terre, soit à 1 h 08 sur Mars où le martionaute observe qu’il est 1 h 04 sur Terre et 1 h 00 sur l’écran adjacent. À 1 h 12 sur Mars, au moment où le flash est reçu sur Terre, il voit qu’il est sur Terre 1 h 08 et 1 h 04 sur l’écran adjacent.

La durée écoulée entre les deux échanges a donc été de deux fois 4 minutes, soit toujours 8 minutes aussi bien entre 0 h 56, 1 h 00 et 1 h 04, ou entre 1 h 00, 1 h 04 et 1 h 08 ou entre 1 h 04, 1 h 08 et 1 h 12 sur Terre et sur Mars.

Voit-on un paradoxe dans ces situations symétriques vues de Mars et de la Terre ?

Rappelons que, vécue par les photons eux-mêmes pour lesquels il n’y a aucune durée (puisque, par définition, ils voyagent à la vitesse de la lumière, la dilatation du temps est infinie), leur transmission est comme instantanée : le départ du premier flash depuis la Terre a lieu à 1 h 00 sur Terre et la réception sur Mars a aussi lieu à 1 h 00 sur Mars, heure martienne vue de la Terre, mais à 1 h 04 sur Mars. Le second flash en retour envoyé à 1 h 04 sur Mars arrive aussi à 1 h 04 sur Terre, heure terrestre vue de Mars, mais à 1 h 08 sur Terre. Ce n’est que vues de Mars ou vues de la Terre que leurs transmissions demandent chaque fois 4 minutes.

illustration de titre: Crédits : © Vectorbum/Shutterstock (« Flèche du temps », Pour la Science n°574; 10 juillet 2025).

Illustration à l’intérieur de l’article: ID 107941316 © Mikhail Leonov Dreamstime.com

Lien :

Lire mon article de blog (avec note de Christophe de Reyff) du 14 Nov. 2020 : « Conséquences de la variabilité du temps sur l’exploration spatiale à des vitesses relativistes » :

https://www.explorationspatiale-leblog.com/consequences-de-la-variabilite-du-temps-sur-lexploration-spatiale-a-des-vitesses-relativistes/

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Pour (re)trouver dans ce blog un autre article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur :

https://www.explorationspatiale-leblog.com/wp-content/uploads/2025/07/Index-Lappel-de-Mars-25-07-21-1.pdf

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4 réponses

  1. Bonjour Christophe de Reyff
    Excellent article et du coup il me vient une question: lorsque l on regarde une lumiere tres lointaine dans l espace et cette lumiere etant une onde electromagnetique c est a dire une fonction du temps alors en principe sa frequence doit varier par rapport a celle de la source emettrice ?

    1. La distance en soi n’est pas source de changement de fréquence. Le mouvement propre de la source par rapport à nous agit par effet Doppler, soit vers le bleu si l’objet se rapproche, soit vers le rouge s’il s’éloigne (vitesse radiale). Mais la relativité prévoit aussi un décalage pour une vitesse transversale !
      Bien sûr, pour les sources lointaines, l’expansion de l’Univers, qui agit sur la fréquence par dilatation propre du « tissu » de l’espace, est la cause du décalage universel vers le rouge. Ce décalage vers le rouge est noté z. Lorsque la vitesse est de 65% de celle de la lumière, z = 1,2 pour des objets situés à 8,6 milliards d’annés-lumière (AL), et à 98%, z = 8,7 pour des objets situés à 13,2 milliards AL. Le fonds diffus cosmologique, à seulement 380’000 années du Big bang a un z =~ 1’100 !
      À cela peut s’ajouter un décalage vers le rouge gravitationnel dû à la masse de la source elle-même (décalage d’Einstein). C’est cela qui complique la détermination de la vraie vitesse d’expansion et donc la détermination de la valeur actuelle, Ho, de la soi-disant « constante de Hubble », qui est en réalité un paramètre qui va décroissant avec le temps qui passe, H(t), alors que le « facteur de décélération », q(t), est lui-même bien négatif (c-à-d, signale une accélération). Il vaut déjà actuellement -0,55 et tend ultimement et asymptotiquement vers -1 avec le temps qui passe.

      1. Merci Christophe de Reyff. Une autre question: lorsque l on analyse le spectre de raies d une source lointaine ces raies peuvent être plus ou moins decallees à la suite des phénomènes decrits ci dessus?

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À propos de ce blog

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre fondateur de la Mars Society des États Unis et ancien membre du comité directeur de l’Association Planète Mars (France), économiste de formation (University of Virginia), ancien banquier d’entreprises de profession, planétologue depuis toujours

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